L’automne 84 se met doucement en place, il fait encore beau et les feuilles ne tourbillonnent pas encore dans le ciel. J’ai l’impression que la nature ne veut pas s’endormir et repousse le moment fatidique où il faudra bien se rendre à l’évidence : les beaux jours seront bientôt derrière nous, je vais avoir 18 ans.
Je marche derrière mon père et ma sœur dans cette petite rue du quartier de Montchat, une rue tellement perdue qu’elle semble tout droit sortie d’un village de campagne. Tellement perdue qu’elle est prisée des couples illégitimes qui apprécient, au-delà de la tranquillité, la présence bucolique du parc Chambovet situé juste à côté. C’est donc le grand jour, celui dont notre père nous a parlé il y a quelques semaines. Il fallait attendre. Attendre que le détective privé qu’il avait sollicité fixe les horaires, lieux et jour du crime. Des photographies sans équivoque possible avaient été prises dans cette rue lyonnaise et présentées à mon père.
La vérité avait donc éclaté au grand jour, mon père avait découvert le secret, ou plutôt avait sans doute décidé de ne plus l’ignorer. Pourquoi après toutes ces années, je l’ignore. C’est un samedi matin qu’il nous avait appelés, ma sœur et moi, ou plutôt convoqués, alors que ma mère était absente, pour nous dire qu’il avait découvert qu’elle voyait un amant et que pire encore, cet amant était Carlo qui, avec son épouse Martine, étaient des amis assez récents de la famille. Il nous révèle qu’il avait contacté un avocat et lui avait demandé conseil pour obtenir à coup sûr un divorce pour faute… nous sommes en 1984. L’avocat lui avait alors conseillé de faire constater la faute par des témoins irréprochables et incontestables : ses enfants. L’objectif était donc pour lui de nous montrer ma mère en plein ébat avec son amant.
Lors de l’annonce, j’avoue avoir eu un sentiment d’euphorie qui m’a tout d’abord envahi. Enfin, depuis toutes ces années de mutisme en raison du grand secret que nous détenions, ma sœur et moi, nous allions libérer notre cœur. Une forme de soulagement. Nous vidons notre sac très partiellement mais lui apprenons tout de même que, contrairement à ce qu’il pense, cela dure depuis des années, que ce fameux ami n’est pas le premier.
Le rendez-vous était pris ; il avait été convenu que nous n’irions pas en cours ce jour-là et que nous nous retrouverions chez notre grand-mère paternelle en milieu d’après-midi. J’arrive au 3ème étage de ce vieil immeuble lyonnais, où j’ai passé une grande partie de mon enfance. Ce genre d’immeuble vétuste où les toilettes et les salles de bain ont été installées seulement au début des années 80. Un silence de mort règne dans l’appartement et dire que mon père a l’air soucieux est un euphémisme. L’objectif quasi militaire qu’il a fixé étant d’arriver à 17h pile sur place où se retrouvent les coupables, nous nous mettons en route. Une nouvelle surprise nous attend puisque nous nous arrêtons en chemin pour prendre Martine, l’épouse trompée. Je me demande quel cheminement intellectuel avait poussé mon père à prévenir cette femme qui visiblement ne se doutait de rien et surtout à l’embarquer dans ce délire d’une mauvaise série policière.
Nous nous garons au début de la rue et marchons d’un pas lent, mon père en tête. Il faut trouver la voiture de ma mère, une Dyane si facilement reconnaissable puisqu’elle est verte quasiment fluo. Une voiture qu’elle conduisait à tombeau ouvert, mal, et qu’on pouvait repérer à 500 mètres. Il n’y avait sans doute pas deux voiture comme celle-ci à Lyon.
Je jette un œil rapide, au loin, en espérant qu’un miracle va se produire, car depuis quelques mètres l’adrénaline qui me rendait euphorique a laissé place à une sensation de malaise qui m’envahit. Hélas, le miracle n’eut pas lieu et à 100 mètres, j’aperçois la fameuse Dyane verte garée entre deux voitures. Pire, je distingue un couple avec une femme blonde comme ma mère ayant un comportement qui ne laisse pas de place au doute. Le couple disparaît visiblement allongé sur la banquette arrière. Nous sommes encore trop loin pour les reconnaître.
Je marche comme un robot, et mes muscles ne me portent plus. Chaque pas résonne dans cette rue paisible, amplifiant le silence qui nous enveloppe. J’ai envie de vomir, de pleurer, de partir. Je ne suis pourtant pas croyant mais je me mets à prier pour que je sorte de là. Je prie de toute mon âme la force créatrice qui fait que chaque année les pâquerettes repoussent dans les champs. Appelons-la force créatrice, appelons-la nature, science, appelons-la Dieu si on veut, mais elle ne m’entend pas.
Il reste quelques mètres, j’ai l’impression que je vais tomber. Mon père, qui ralentissait tout au long de cette marche macabre, se met à accélérer, nous y sommes, la crise va éclater. Sans doute des hurlements, peut-être des coups, des pleurs et nous au milieu.
Il y a de la buée sur les vitres de la voiture tant le couple s’active, on ne perçoit que deux corps emmêlés, j’ai peur, je suis essoufflé. Mon père ouvre la porte d’un geste brusque, je défaille.
Alors que le monde semblait s’écrouler, la femme se retourne, l’air complètement affolée : « Ce n’est pas ma mère ! »
Il existait un couple avec exactement la même Dyane verte, qui se retrouvait dans la même rue que celle qu’avait signalée le détective. Quelle est la probabilité que cela arrive ? Je me suis souvent posé la question, peut-être que la force créatrice m’a envoyé un message d’espoir. De manière plus cartésienne, disons que ma mère ayant senti le vent du boulet avait appelé mon père à son travail ce jour-là et devant son absence s’était doutée qu’il se tramait quelque chose. Elle était rentrée directement.
Mon père confus, s’excuse, nous faisons demi-tour, je suis vidé comme un coureur de marathon. Il nous annonce que ce n’est que partie remise et que nous reviendrons le lendemain.
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Frank Berty
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