Le monde du silence

La malédiction des filles Martin

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Je me suis souvent demandé comment une victime pouvait parfois garder le silence pendant des années. Ne pas dénoncer son bourreau, ne pas dénoncer l’agresseur, le violeur. Pourquoi enfouir au fond de soi et ne pas révéler les drames qu’on a pu vivre. Pourquoi je n’avais pas couru voir mon père pour lui raconter les agissements de ma mère. J’ai trouvé la réponse en repensant à des événements auxquels j’ai été confronté alors que j’entrais en 6ème.
Mes parents ont pu acheter la fameuse maison individuelle dont ils rêvaient. Elle était loin de tout mais ce n’était pas grave. Le premier bus à une demi-heure de marche à pied, pas grave, le premier commerce à 20 minutes, pas grave.
Mon collège que j’ai découvert en cette rentrée 78 est donc accessible après une longue marche contournant des champs. Assez rapidement, un ami me montre que sur l’arrière du collège, le grillage est ouvert en le soulevant légèrement on peut s’éviter un détour de 15 minutes. Bien sûr, c’est interdit, sans aucun doute, mais j’ai bientôt 12 ans, je suis grand maintenant. Je décide de prendre ce raccourci un petit matin, petit raccourci qui m’oblige à longer un chemin de servitude d’une maison distante de quelques centaines de mètres de la mienne. Arrivé au niveau de la maison, deux jeunes sont là, assis sur un mur, ils doivent avoir à peine 18 ans et je sens tout de suite qu’il va m’arriver un problème.
« Qu’est-ce que tu fais là, tu ne sais pas que c’est interdit de passer sur notre terrain ? » me lance le plus grand.
« Je vais au collège », répondis-je, le souffle court.
Sans un mot de plus, c’est un déluge de coups qui s’abat sur moi. Coup de poings au visage, dans le ventre, coup de pied. Je réussis à m’enfuir en opérant un demi-tour et rentre en pleurant chez moi. Il est huit heures et les cours sont censés commencer. Ma première idée est de partir à l’école par le chemin normal une fois mes larmes séchées. Mais le temps passe et je me demande comment je vais justifier mon retard. Avouer que je me suis fait littéralement tabasser devant mes camarades de classe. Non, sûrement pas et puis il faudrait que j’avoue que j’allais passer par un chemin interdit et escalader un grillage.
Je tourne le problème dans tous les sens et je ne vois pas de solutions. Téléphoner à mes parents et tout leur raconter ? Ce sont des coups assurés le soir à leur retour pour avoir manqué l’école et être passé par le grillage de l’école. Il est dix heures et je n’ai toujours pas pris de décision. Finalement je me dis que je vais rester à la maison et que je trouverai une solution pour justifier mon absence le lendemain à l’école.
Je descends au sous-sol pour regarder les livres de mon père afin de passer le temps. Je regarde rapidement et tombe sur un livre qui m’intrigue : « Une journée d’Ivan Denissovitch » de Alexandre Soljenitsyne. Je commence à le lire et ça me passionne. Finalement je ne regrette pas de ne pas être allé à l’école. Les larmes sont séchées, je trouve finalement bien plus intéressant de lire cette histoire de goulag que d’écouter parler un professeur de mathématiques qui me parlerait de théorèmes qui m’agressent et ne me parlent absolument pas.
Mes parents rentrent, et personne ne se rend compte de rien. Reste le problème du mot d’absence à régler. Cela sera fait facilement car il suffit de remplir un coupon présent sur le carnet de correspondance avec les horaires et jours d’absence et de signer. J’imite la signature de mon père et c’est parti.
Arrivé à l’école, je présente mon carnet au bureau des surveillants qui découpent le coupon et me disent, « file en cours ». Ça a marché, et je suis assez fier de moi.
J’aurais pu en rester là et reprendre le cours de ma vie, aller à l’école faire des études, mais hélas ou peut-être par chance, car je ne serais pas le même aujourd’hui, je vais de nouveau être victime d’une agression gratuite à l’école.
Quelques jours après le premier événement, je suis avec mes camarades de classe dans un couloir du collège attendant un professeur de dessin qui tarde à venir. Je rêvasse en regardant par la fenêtre et alors que toutes les classes sont rentrées dans leurs salles, nous attendons toujours notre professeur. Je jette un œil encore une fois par la fenêtre et vois deux jeunes qui visiblement ne font pas partie de l’établissement entrer dans la cour. Ils marchent sans but et je les regarde avancer. J’ai tout de suite senti que la situation n’était pas normale. Il paraît que les enfants qui vivent dans un environnement compliqué développent une sorte d’hyper sensibilité et sont toujours en éveil. Toujours en éveil pour éviter les coups, les cris, les reproches. C’est sans doute cet éveil qui fait que je me dis qu’il va se passer quelque chose.
Les deux garçons me fixent, car ils m’ont aperçu derrière la vitre et ils se mettent à courir vers mon bâtiment. Je me dis qu’il faut vite rentrer en classe et justement le professeur arrive et rentre s’installer. Un bouchon se forme devant la porte, les élèves rentrent. Je me retrouve en dernière position et au moment où je vais passer la porte je sens que quelqu’un me retient par la capuche de ma veste. Au même moment, le professeur ferme la porte et je me retrouve seul dans le couloir. C’est de nouveau un déluge de coups et finalement on me laisse, non sans m’avoir asséné une dernière gifle. Je rentre dans la salle en retenant mes larmes et je me fais bien sûr prendre une remontrance par le professeur.
Là encore, je ne dirai rien. Expliquer ce qu’il s’est passé, c’est révéler n’avoir pas été capable de me défendre, c’est sûrement entendre qu’on a dû traîner dans les couloirs et que c’est bien de ma faute, bref, sans doute tout un tas de mauvaises raisons mais qui pour moi font sens et qui vont me faire prendre une grande décision : Je suis plus en sécurité à l’école.
À partir de là, je n’irai quasiment plus à au collège, ou plutôt une fois par semaine seulement car au-delà de 3 jours d’absences il fallait un certificat d’un médecin, ce que bien sûr j’étais bien incapable de fournir.
Comment un collège a-t-il pu laisser un enfant de 12 ans n’être jamais présent en cours sans que ses parents soient informés, c’est un mystère. Sans doute avaient-ils d’autres chats à fouetter, tant il y avait de la violence dans cette école. Des bagarres sanglantes éclatant régulièrement à la sortie de l’école.
Voilà, nous sommes en 1978 et je vais passer mes journées à dévorer les livres de mon père, ce qui sans doute et heureusement remplacera tout ce que je n’apprendrai jamais à l’école.

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Frank Berty
Instagram : @frankbertyoff

I’ve often wondered how a victim could sometimes remain silent for years. Not report their tormentor, not report the attacker, the rapist. Why bury deep inside and not reveal the tragedies one has lived through? Why didn’t I run to my father to tell him about my mother’s actions? I found the answer when I thought back to events I faced when I entered 6th grade.
My parents were able to buy the individual house they had always dreamed of. It was far from everything, but it didn’t matter. The first bus stop was a half-hour walk away, no big deal, the first store was 20 minutes away, no big deal.
My new school, which I started attending in 1978, was accessible after a long walk around fields. Pretty quickly, a friend showed me that behind the school, the fence could be lifted a bit, letting us skip a 15-minute detour. Of course, it was forbidden, without a doubt, but I was almost 12 years old now, I was grown up. I decided to take that shortcut one early morning, a shortcut that forced me to walk along an access path of a house located a few hundred meters from mine. As I reached the house, two young guys were there, sitting on a wall, probably just 18, and I instantly felt that something bad was about to happen.
“What are you doing here? Don’t you know it’s forbidden to walk on our property?” the bigger one said.
“I’m going to school,” I replied, out of breath.
Without another word, a rain of punches came down on me. Punches to the face, to the stomach, kicks. I managed to run away, turning back, and I went home crying. It was eight o’clock, and classes were supposed to start. My first thought was to head to school via the normal route once my tears had dried. But as time passed, I wondered how I would explain my lateness. Admit that I had been beaten up in front of my classmates? No, definitely not, and then I would have to confess that I was taking an illegal shortcut and climbing over a fence.
I turned the problem over in my head, and I couldn’t see any solutions. Call my parents and tell them everything? That would mean getting hit later that night for skipping school and climbing the school fence. It was ten o’clock, and I still hadn’t made a decision. Finally, I decided to stay home and figure out a way to explain my absence the next day.
I went down to the basement to look through my dad’s books to pass the time. I skimmed through them quickly and stumbled upon a book that intrigued me: One Day in the Life of Ivan Denisovich by Aleksandr Solzhenitsyn. I started reading it, and I was hooked. In the end, I didn’t regret missing school. My tears had dried, and I found reading about the gulag far more interesting than listening to a math teacher talk about theorems that only felt like an assault, speaking nothing to me.
My parents came home, and no one noticed anything. The only remaining issue was how to deal with my absence note. That was easily resolved by filling out a slip in the communication book with the hours and days of my absence, and signing it. I forged my father’s signature, and off I went.
When I got to school, I presented my book at the supervisor’s office, they tore off the slip, and told me, “Go to class.” It worked, and I was pretty proud of myself.
I could have left it at that and resumed my life, going to school and studying, but sadly—or maybe fortunately, because I wouldn’t be the same person today—I was once again the victim of an unprovoked attack at school.
A few days after the first incident, I was with my classmates in a hallway, waiting for our art teacher who was late. I was daydreaming, looking out the window, and even though all the other classes had gone inside, we were still waiting for our teacher. I glanced out the window again and saw two young men who clearly didn’t belong to the school enter the courtyard. They wandered around aimlessly, and I watched them move closer. I immediately sensed that something was wrong.
They say that kids who grow up in difficult environments develop a kind of hypersensitivity, always on alert. Always alert to avoid blows, yelling, accusations. It was probably that alertness that made me realize something was about to happen.
The two boys noticed me through the window and started running toward my building. I thought I should quickly head to class, and just then, the teacher arrived and went inside. A bottleneck formed at the door as the students entered. I ended up in the last spot, and just as I was about to step inside, I felt someone grab me by the hood of my jacket. At the same moment, the teacher closed the door, and I was left alone in the hallway. Another storm of blows rained down on me, and they didn’t leave without delivering one final slap. I walked into class holding back tears, only to get scolded by the teacher.
Once again, I said nothing. Explaining what had happened meant admitting I hadn’t been able to defend myself, it would mean probably being told that I was loitering in the hallway and that it was my fault, a whole lot of bad reasons but ones that made sense to me. And it led me to a major decision: I was safer at home.
From that point on, I barely went to school anymore, maybe once a week because more than three days of absence required a doctor’s note, which, of course, I couldn’t provide.
How could a school allow a 12-year-old child to hardly ever attend classes without informing the parents? That’s a mystery. Maybe they had bigger problems to deal with, given the violence in that school. Bloody fights broke out regularly outside the school.
So, there you have it, it’s 1978, and I’m going to spend my days devouring my dad’s books, which luckily will replace everything I would never learn at school.
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Frank Berty 2024 - 2025