J’ai 10 ans, je suis mort

La malédiction des filles Martin

2 - J’ai 10 ans, je suis mort

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Mes parents sont merveilleux, comme tous les parents, et j’ai l’impression qu’ils sont tellement heureux. Certes ça crie, ça boude, ça se réconcilie, mais je trouve cela tellement normal. Normaux également les coups assez violents que je peux recevoir. Ils ont des projets, des rêves de maisons individuelles, le monde est beau. Mon père, fils d’ouvrier, n’a cessé de s’élever dans le monde du travail en gravissant les échelons pour devenir ingénieur.
Et en cette année 76, le monde a encore cette insouciance des années 60 mais la société est en train de se réveiller tout doucement, plus dure sera la chute.
Mon premier souvenir remonte à l’année 68. Mes parents ont quitté leur appartement vétuste du 3ème arrondissement de Lyon pour vivre leur rêve de modernité dans le nouveau quartier de la Duchère. Pensez-donc, un appartement avec tout le confort moderne leur tendait les bras. Il fait beau, c’est l’été, je suis au sommet d’une montagne qui m’impressionne et devant moi serpente un chemin qui descend vertigineusement vers ma mère qui discute avec une voisine. La pente est raide mais mon cœur vaillant et le désir d’impressionner ma mère sont plus forts que la peur qui m’étreint. Je me lance tel un coureur de sprint dévalant le chemin, ressentant le vent qui vient fouetter mon visage, j’atteins une vitesse vertigineuse, et enfin la ligne d’arrivée approche. Je me jette sur les jambes de ma mère qui, dans un geste rapide, me repousse, jetant à peine un œil en continuant sa discussion… déception…
Déception de n’avoir pas eu une seconde d’attention, et cela sera récurrent. Du moins, c’est la sensation que je garde. Je passerai plus tard des heures à jouer seul dans ma chambre sans jamais rien partager avec elle. Bien entendu, il faut voir cela avec les yeux de l’enfant que j’étais. Je suis retourné bien des années plus tard dans ce quartier de la Duchère et la montagne en question n’était qu’une petite butte suivie d’un chemin en faux plat d’une dizaine de mètres. Mais finalement, cette inattention de ma mère sera révélatrice ou prémonitoire d’un comportement qui allait guider nos relations.
Nous sommes désormais en 1976, j’ai 10 ans. Quelle belle journée de vacances ! Comme habituellement ces jours-là, je suis seul, enfermé dans ma chambre à jouer, à inventer des histoires. Il règne un silence tranquille dans cet appartement de la banlieue de Lyon.
Soudain j’entends des pas très lents, comme si on voulait jouer à cache-cache avec moi. Il va y avoir une surprise, ma mère va ouvrir la porte et me faire plaisir en m’annonçant une grande nouvelle. Les pas se rapprochent et alors que j’ai un grand sourire en fixant la poignée, j’entends le cliquetis de la serrure se fermer doucement, avec la plus grande des précautions. Tiens, on joue à un jeu que je ne connais pas ? Les pas s’éloignent, je ne comprends pas. J’entends alors le bruit du combiné téléphonique qu’on décroche avec le plus grand soin mais ce vieux téléphone à cadran tinte comme une petite cloche quand on le soulève. Le cadran du téléphone tourne lentement, un par un les numéros sont lancés. Je ne comprends plus, pourquoi suis-je enfermée, pourquoi ma mère appelle quelqu’un sans faire de bruit ?
« Allo, c’est moi », dit ma mère en chuchotant, « les gosses sont là, je les ai enfermés dans leur chambre, ces andouilles, ils n’ont rien entendu… C’était bien tout à l’heure dans les toilettes… ».
Il s’ensuit des gloussements puis elle met fin à la conversation. Elle revient et ouvre la clé tout aussi doucement qu’elle l’avait fermée.
J’ai compris.
Pourquoi, à 10 ans, alors que cette situation avait déjà dû arriver de nombreuses fois, ce jour-là j’ai compris que tout était faux. Que le couple de mes parents n’était qu’un couple de façade. Que notre famille n’était qu’un immense mensonge. C’est une déflagration que je prends en pleine face qui m’anéantit. Ce jour-là, je suis mort, une première fois.
Je décide que la vie n’a plus de sens, je passe l’après-midi à me morfondre dans ma chambre. Ma mère s’absente et je reste seule avec ma sœur qui dessine sur son bureau. Le soir arrive alors que la luminosité baisse, je me dis qu’il est temps. Temps d’en finir rapidement avec ces mensonges. Je tire mon tabouret devant la fenêtre et je me mets nu devant l’immensité du vide. Je regarde les huit étages qui me séparent de la délivrance de la douleur intense. Le temps se met à l’orage, on dirait qu’il me lance un message. Le vent se lève, il fait froid alors que nous sommes en plein été. Je reste ainsi de longues minutes tétanisé par cette peur du vide et l’envie de m’envoler. J’ai froid, le vent bat mon visage et mes cheveux volent au-dessus de ma tête. Je vais sauter.
« Frank, tu viens, on dessine ? »
Ces mots de ma sœur me sortent de ma torpeur et je fais un bilan rapide. Sauter et me retrouver en pièces détachées 25 mètres plus bas ou aller dessiner avec ma sœur.
Finalement, la perspective de faire une grande fresque sur un morceau de tapisserie que nous accrochions sur un mur était beaucoup plus excitante que de faire un vol plané. Je me rhabille rapidement et ferme la fenêtre.
Ce que je retiendrai le lendemain de cet épisode ? Une fièvre carabinée qui gâcha ma semaine de vacances. J’avais tout simplement pris froid en contemplant l’horizon.

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Frank Berty
Instagram : @frankbertyoff

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